Philippe Alvarez ne décolère pas depuis l’installation contre sa volonté du nouveau compteur électrique Linky d’Enedis (ex-Electricité réseau distribution France, ERDF) à son domicile, le 25 juin. «Malgré le panneau, l’employé du sous-traitant d’Enedis a pénétré sans autorisation sur ma propriété et il a installé le compteur. J’ai été mis devant le fait accompli», raconte cet électricien de 57 ans qui vit à Ahetze, commune rurale du Pays basque. Notifié par huissier, son refus avait pourtant bien été transmis un mois auparavant à Enedis. Philippe Alvarez avait même pris soin d’en scotcher une copie sur son compteur électrique, situé au bout du chemin menant à sa maison. Rien n’y a fait. Dès le lendemain, Philippe a dénoncé cette «pose forcée» auprès du service client d’Enedis. Sans réponse à ce jour. Il l’a aussi signalé au commissariat de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) qui a enregistré sa plainte, venue grossir la vingtaine de mains courantes similaires.

Courrier aux maires, manifestations d’usagers, notamment le 11 août dans la commune voisine d’Arbonne, en présence de la sénatrice socialiste des Pyrénées-Atlantiques Frédérique Espagnac… La tension monte au Pays basque, où la municipalité de Bayonne (50 000 habitants) s’est saisie du dossier. Comme la majorité des communes françaises, la ville a délégué la gestion de service public de son électricité à une structure indépendante. A défaut de pouvoir l’interdire, le conseil municipal a donc suspendu le 19 juillet le déploiement de la nouvelle génération de compteurs «communicants et intelligents» d’Enedis au motif du «risque de trouble à l’ordre public» suscité chez ses administrés.

Sur «la même longueur d’ondes» que la mairie de Bayonne, le Syndicat de l’énergie des Pyrénées-Atlantiques (Sdepa), qui a obtenu la délégation de service public pour l’électricité, a adressé un courrier à Enedis lui demandant «des éclaircissements» sur ses méthodes d’installation. Une victoire pour ses opposants qui inquiète au plus haut point les dirigeants d’Enedis.

«Zones d’ombres»

Dans le cadre de la loi sur la transition énergétique votée en 2015, 35 millions de foyers français doivent être équipés du boîtier jaune fluo d’ici 2021. Coût annoncé : 5 milliards d’euros. Au rythme de 22 000 compteurs posés quotidiennement, 5,5 millions de foyers en sont déjà équipés depuis le lancement de l’opération en 2016. Ce qui devrait permettre à terme l’accès à une masse de données relatives à la consommation énergétique de l’ensemble de la population française grâce aux informations sur la courbe de charge relevées en temps réel par les 35 millions de capteurs connectés. Avec, pour objectif affiché, une meilleure gestion de la consommation électrique, la détection instantanée des pannes et des fraudes et surtout des pics de consommation de manière à adapter la production d’électricité. Côté «business plan» : un monopole de service public et un énorme marché industriel pour cette société inscrite en Bourse, filiale d’EDF, dirigée par Philippe Monloubou, 62 ans.

A priori rien que du velours pour la communication d’Enedis qui s’avoue surprise par l’ampleur de la mobilisation contre un simple «compteur qui ne va pas changer la vie des gens». «Son lancement s’est appuyé sur une campagne classique avec un courrier adressé à chaque client pour l’avertir du changement de boîtier, un numéro vert et un site internet dédié et une série de spots télévisés avec l’Institut national de la consommation (INC) diffusé sur France Télévisions, explique à Libération Gladys Larose, la responsable de la communication du programme Linky. Nous avons été surpris par la quantité des réactions, notamment sur les questions liées à la santé et à la protection des données personnelles. Il aurait peut-être fallu mieux l’anticiper et communiquer plus.»

Ce constat tardif ne change rien à la mobilisation des collectifs anti-Linky. «De nombreuses zones d’ombres subsistent», affirme José Lavictoire, l’un des responsables du dossier au sein du Collectif des associations de défense de l’environnement du Pays basque et du sud des Landes (Cade). Diplômé de l’Institut national polytechnique de Grenoble, cet ingénieur retraité épluche du matin au soir toute la documentation accessible sur le sujet. «Outre la brutalité de la méthode utilisée pour leur pose décrite dans les instructions fournies aux sous traitants, affirme-t-il document à l’appui (1), les compteurs Linky utilisent la technologie du courant porteur en ligne (CPL) sur le réseau basse tension pour transmettre ses données. Ce signal génère un champ électromagnétique à l’intérieur des habitations dont on ne connaît pas les éventuels impacts sur la santé et les appareils électriques. Enedis a bien produit ses propres études démontrant l’absence de risques sanitaires au vu des normes européenne mais ils refusent la contre-expertise d’organismes indépendants tel que le Centre de recherche et d’information indépendant sur les rayons électromagnétiques (Criirem). Pourquoi agir ainsi s’ils n’ont rien à cacher ?»

Autre source d’inquiétude : la protection des données personnelles. «Les capteurs de ce boîtier permettent à l’opérateur de recueillir à distance, en temps réel, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des informations sur la consommation de chacun de ses clients. Qu’est-ce qui nous garantit que ces données ne seront pas utilisées à d’autres fins qu’une meilleure maîtrise des flux énergétiques ?» poursuit-il.

Capable de mesurer instantanément la consommation électrique à l’échelle d’une ville et même d’une région, le compteur Linky pourrait permettre à Enedis de «récupérer de l’électricité pour la revendre ailleurs sur une bourse d’énergie en générant ainsi du profit sur le dos de ses clients», ajoute José Lavictoire. «Toutes les données générées par ce compteur appartiennent aux clients. En aucun cas, elles ne peuvent être utilisées sans son accord, répond la chargée de communication d’Enedis. En tant que prestataire de services publics notre mission est encadrée. Nous sommes soumis à des règles. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a procédé à un contrôle dans nos locaux l’année dernière. Elle devrait rendre ses conclusions cette année. Nous ne sommes pas inquiets sur ce point.»

«Perdu d’avance»

Pétitions de locataires de l’office HLM, courriers individuels… Jean-René Etchegaray, 65 ans, le maire de Bayonne (UDI) et président de la communauté d’agglomération du Pays basque, a reçu des centaines de lettres d’habitants opposés à l’installation du boîtier «communiquant». «Dans cette histoire, Enedis a agi comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Ils créent le trouble dans l’esprit des gens en leur disant que c’est obligatoire, que c’est une directive européenne et que les maires n’ont aucun pouvoir, s’agace l’édile bayonnais, avocat de formation. La délégation de service public au Sdepa nous interdit d’empêcher l’installation. C’était perdu d’avance sur le plan juridique. Toutes les communes qui l’ont fait ont vu leurs recours annulés. Raison pour laquelle nous avons demandé un moratoire sur les poses au vu du risque de trouble à l’ordre public. En vertu du droit à la propriété et du respect des libertés individuelles, les gens ont le droit d’accepter ou de refuser en connaissance de cause. Nous considérons que le devoir d’Enedis est d’informer chacun de ses clients de cela.» Soutenue par le Sdepa, la position du maire de Bayonne est «remontée jusqu’à Paris» : «La direction d’Enedis a demandé à nous rencontrer. Je l’ai sentie très embêtée…» souligne Jean-René Etchegaray.

Retour à Ahetze, sur le perron de la maison de Philippe Alvarez. «Dans mon travail d’électricien, je rencontre beaucoup de gens qui ne savent pas que leur compteur a été remplacé. La plupart d’entre eux ignorent comment il fonctionne. Au final, on sera tous obligés d’y passer : c’est le progrès, l’avenir. Est-ce que c’est vraiment bon ? Je n’en sais rien. Avant, on avait affaire à des gens d’EDF sur le terrain. Depuis quelques années, il faut passer par des centrales d’appel pour avoir une information. On préfère mettre des gens au chômage plutôt que d’avoir de la proximité.»

(1) La capture d’écran d’un document interne d’Enedis relatif à la pose des compteurs, consultée par Libération, notifie le remplacement du compteur sans la présence du client dans tous les cas de figures (propriété privée, immeuble en copropriété).